Observation
Nous sommes un jeudi du mois d’octobre. Cet après-midi, il fait grand beau, le ciel est dégagé. Nous arrivons devant l’EMS les Mouilles. Le bâtiment se situe en zone urbaine, collé au centre commercial de Lancy. En face de ce grand bâtiment, nous pouvons voir des jeunes qui s’entrainent aux barres de Street workout en musique. Tomàs, le TSHM, et un des jeunes du projet intergénérationnel viennent nous accueillir. Nous pouvons lire sur leurs visages un doux sourire. Tomàs nous explique alors le déroulement de la séance de sport.
Nous montons les escaliers de l’EMS et Tomàs nous présente l’équipe d’animation. Ensuite, nous nous dirigeons vers la salle où le cours de sport se déroule. Il est 17 heures 15, les aides-soignants finissent d’accompagner les derniers résidents dans la salle polyvalente. Des chaises sont positionnées en rond et il y a quelques espaces spécialement aménagés pour accueillir quelques chaises roulantes.
Abdoul et trois jeunes rentrent dans la salle. Nous leur expliquons notre présence et vont ensuite saluer les résidents, en prenant le soin d’accorder une attention particulière à chacun d’entre eux. Abdoul s’installe au centre du rond sur un tabouret à côté d’un haut-parleur. Les trois jeunes se sont disposés dans la salle afin d’aider les résidents à exécuter leurs mouvements. Nous entendons en arrière fond de la musique actuelle (2017).
Le cours de sport commence. Abdoul montre les mouvements en tournant sur son tabouret.
« Allez, on lève les bras. » « Oui, bien, comme ça, c’est parfait ! »
Les résidents tendent l’oreille à la musique et aux explications, ils essayent de faire à leur façon, comme ils peuvent.
Nous observons qu’Abdoul se déplace dans l’espace pour les résidents malvoyants et les malentendants afin de corriger les mouvements si nécessaire. Les trois jeunes font de même. Nous entendons certains résidents taquiner les jeunes et rire aux éclats. D’autres ronchonnent car ils peinent à faire les mouvements. Abdoul vient alors les aider ou adapte les mouvements pour que cela soit plus simple pour eux. Nous étions simplement venues observer ce moment, mais nous avons fini par y participer. Nous nous sommes senties tellement à l’aise avec les jeunes, Abdoul et les résidents, que nous avons également pris part à la séance de sport.



Il est 18 heures, la séance de sport touche à sa fin. Abdoul et les trois jeunes raccompagnent les résidents à la cafétéria pour prendre leur repas du soir. Tomàs félicite les jeunes de leur implication. Nous repartons, très heureuses d’avoir fait cette observation et ces rencontres.
Introduction
Le Street workout est une discipline sportive qui se pratique dans un environnement urbain, ne nécessitant aucun matériel de musculation. Seul le poids du corps est sollicité. Elle allie des figures de force, résistance, souplesse et d’équilibre.
Cette discipline est devenue de plus en plus populaire et institutionnalisée. Elle a émergé du milieu carcéral, des banlieues américaines et des ghettos d’ex URSS. Cette discipline a l’avantage d’être très accessible financièrement et matériellement parlant.



Malgré qu’elle soit devenue plus populaire, il persiste une grande stigmatisation à l’égard de ce sport urbain auto-organisé. Ces pratiques sont bien trop souvent associées aux jeunes “en difficulté”.
Cette pratique sportive prend la forme de petites communautés solidaires à travers l’effort physique. Bien plus qu’une simple pratique sportive, elle permet de rassembler des personnes, de partager des valeurs et de développer des compétences.
Nous nous sommes intéressées à des jeunes de la commune de Lancy qui pratiquent cette discipline en lien avec la mise en place du projet intergénérationnel à l’EMS les Mouilles. Comment est-ce que ce sport qui est pourtant connoté à des jeunes en difficultés s’est institutionnalisé? Comment les jeunes pratiquant le Street workout dans l’espace public sont arrivés à donner des cours de sport aux résidents de l’EMS les Mouilles ?
Nous nous sommes centrées sur un protagoniste en particulier, Abdoul, qui en est à l’origine. Nous avons également rencontré les TSHM du BUPP qui ont joué un rôle central dans sa mise en place. Nous avons cherché à savoir comment la rencontre entre les TSHM du BUPP et Abdoul a permis le développement du projet intergénérationnel. De plus, nous avons constaté à quel point ce projet est un tremplin pour Abdoul et sa carrière professionnelle.
Nous avons choisi de commencer par vous présenter l’aboutissement de cette rencontre à travers la séance de sport. Puis, nous avons voulu vous replonger dans le passé à travers le récit d’Abdoul et celui des TSHM du BUPP pour comprendre l’histoire de ce projet et son évolution.
Abdoul
« Le sport c’est ma vie, c’est mon travail, c’est ma thérapie, toute ma vie tourne autour du sport. »
Nous avons rencontré Abdoul pour la seconde fois au Starbucks de la gare mais il y avait trop de bruit, alors nous avons cherché un café plus calme pour pouvoir discuter avec lui.
Nous avons finalement opté pour un petit café très sympa et nous nous sommes installés à la terrasse. Nous avons tous commandé une boisson avant d’entamer la discussion.
Abdoul commence par nous expliquer qu’au départ, il s’entrainait dans la salle de sport du collège Saussure. Tous les autres jeunes jouaient au foot mais lui préférait s’accrocher à la barre. C’est là qu’il a fait la rencontre des TSHM. Ensuite, lui et quatre autres jeunes ont monté l’association Izifitness grâce au soutien des TSHM du BUPP. Ils ont acquis des connaissances et des compétences nécessaires à la création d’une association. Cette rencontre a ensuite mené à la naissance du projet intergénérationnel. Cela par la mise en lien de l’EMS les Mouilles, la fase et d’Abdoul par les TSHM.
« Avant les TSHM, je ne savais pas ce que c’était de monter une association. Ils m’ont expliqué en quelques lignes. »
« J’ai ensuite pris les quatre jeunes et on a monté l’association. Ils m’ont beaucoup aidé dans mes projets aussi, pour financer certaines compétitions, pour organiser certains voyages avec les jeunes. »
Nous l’avons ensuite questionné sur les compétences que le sport lui avait apportées. À travers son discours, nous comprenons que le sport lui a instruit la détermination et la persévérance. Il allait tous les samedis faire du sport au Evaux, au parcours santé. Il y allait par tous les temps, qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il soit seul ou accompagné par ses jeunes. Il évoque même la transposition de ses compétences dans sa pratique professionnelle.
« Je suis devenu perfectionniste à travers le sport et ça se répercute dans mon travail. »
Abdoul nous parle également de sa pratique professionnelle. En plus de donner le cours de sport les jeudis du mois d’avril à octobre à l’EMS les mouilles, il donne des cours à l’école de la Caroline tous les dimanches. Il a aussi suivi deux formations, une pour devenir coach sportif et l’autre pour se perfectionner en rééducation pour sénior.
Il termine cette partie de l’entretien en nous faisant part de son ambition de créer une salle de sport intergénérationnelle et de ses connaissances du réseau associatif. Il est actuellement à la recherche de fonds pour que son nouveau projet puisse voir le jour.
« Si j’arrive pas grâce à l’aide du crowdfunding, je regarderai via l’association easydor ou toutes les structures qui œuvrent pour que les jeunes puissent faire de bons projets. »
Nous continuons l’entretien en posant des questions à Abdoul sur sa vision des jeunes de son association.
Abdoul nous parle d’eux en utilisant le terme ses « frères », nous l’avons questionné à ce sujet et il nous a répondu :
« C’est des petits frères que ma mère ne m’a pas donné. »
Il nous explique qu’il les considère comme ses petits frères. Ils partagent beaucoup de moments ensembles et il essaye de leur transmettre des valeurs. Il affiche un regard fier lorsqu’il nous parle de l’évolution de ces jeunes. Avant, le voisinage les voyaient comme des « galériens » pour reprendre son terme. Il nous donne sa définition.
« Les galériens, ils n’ont pas école, pas de travail, pas de projection dans la vie. »
« J’ai pris les plus mauvais, comme on dit et on a bossé, on a tous grandi ensemble. »
Maintenant un de ces jeunes est boxeur professionnel, deux autres ont repris leurs études en droit, un autre a repris ses études en management, un en communication et deux autre ont obtenu leur diplômes en génie civil. Abdoul continue ce projet intergénérationnel avec les mêmes jeunes depuis trois ans, il n’en a pas repris de nouveaux.
Abdoul s’est construit à travers le sport. Il a développé le projet intergénérationnel mais y voit également un moyen pour devenir un entrepreneur.
BUPP
« Tout ce que t’essayes de faire en tant que TSHM, c’est de faire en sorte de créer des rencontres. »
Avant de rencontrer Abdoul et ses jeunes, nous avons rencontré les TSHM du BUPP. Lors de cette rencontre, nous avons cherché à comprendre leur rôle et les outils qui leur permettent de soutenir des jeunes comme Abdoul. Comment établissent-ils le lien et comment accompagnent-ils les jeunes dans des projets ?
Nous avons posé des questions générales à Gil, notre premier professionnel rencontré, au chalet du BUPP, à propos du projet.
Nous avons compris que sur la commune de Lancy, il y avait des problèmes sonores liés à la présence des jeunes dans l’espace public. C’est dans ce contexte que les TSHM sont intervenus et que le projet intergénérationnel est né. Il nous a ensuite réorienter ver Tomàs, le TSHM qui a repris le projet intergénérationnel.
Nous avons rencontré Tomàs à l’EMS les Mouilles. Nous l’avons également questionné sur ce projet et sa pratique de TSHM.
Il ressort de son discours deux aspects fondamentaux. Le premier est la présence au quotidien des TSHM sur la commune qui leur assure une certaine reconnaissance.
« Mais une fois de plus, parce qu’il y a une histoire de régularité dans notre travail. Les tournées du week-end sont les vendredis et les samedis. On passe dans tous les quartiers dans lesquels on bosse. Il y a des tournées en semaine aussi, enfin voilà, on a plein d’actions qui sont récurrentes et du coup, les jeunes nous connaissent.»
Le second aspect est davantage lié au projet. Ce sont les petits Jobs que les TSHM proposent aux jeunes. Le projet intergénérationnel en est devenu un. Ces petits Jobs ont parfois débouché sur des suivis individuels de certains jeunes.
« Il y a eu les petits Jobs, des entretiens et du coup voilà, c’est des jeunes qui ont pu se remobiliser pour leurs propres vies et qui ont réussi à se redonner envie, d’avancer et de reprendre des études, des apprentissages.»
Analyse
Nous avons décidé de poser un regard croisé sur les deux récits pour les mettre en lien avec des notions théoriques afin d’affiner notre analyse.
L’élément principal mis en évidence est la rencontre entre Abdoul et les TSHM. Cette rencontre a contribué à l’étayage de ce jeune par le sport.
Abdoul est un jeune avec un capital social assez riche. Ce n’est pas n’importe quel jeune. Malgré le manque de capital scolaire, il a réussi à se faire une place au sein de la société. Il n’a pas été inscrit dans des supports traditionnels, comme l’école, mais en a trouvé d’autres, le sport et les TSHM.
Mise en association
Les TSHM et Abdoul se sont rencontrés à la salle de sport du Collège de Saussure. Il était le seul de sa bande à pratiquer du Street-Workout. Abdoul avait déjà entendu parler des TSHM avant cette rencontre. Suite à cela, les TSHM se sont intéressés à ce jeune et lui ont proposé de s’entretenir avec lui. Lors de ces entretiens, Abdoul a saisi l’opportunité de se faire soutenir dans les démarches pour monter sa propre association et par la suite de créer le projet intergénérationnel. Cela lui a permis de développer sa participation citoyenne ou ses liens de citoyenneté pour reprendre les termes de Paugam (2014).
Pour les TSHM, cette rencontre a également été une opportunité. La mise en place de l’association a permis de développer le projet intergénérationnel. Ce projet a été un outil pour les TSHM. Il leur a permis d’offrir la possibilité de petits jobs. De redonner du pouvoir d’agir à une population qui n’a pas l’habitude de la participation citoyenne. Il a contribué à favoriser les rencontres entre les jeunes, les personnes âgées, les habitants de la commune et les commerçants. De plus, il a servi à la collaboration entre les jeunes, les professionnels de l’EMS et les TSHM. Ce projet a donc permis à ces jeunes de développer des compétences multiples et a pérennisé les rapports entre les divers acteurs de la commune.
Visibilité des TSHM dans le quartier
Il faut noter que sans la présence quotidienne des TSHM sur la commune, rien n’aurait été possible. L’immersion et leur disponibilité étaient nécessaires pour monter ce projet. Le but étant de créer du lien, le développer et le maintenir. Une certaine reconnaissance à leur égard s’est alors développée et a contribué à cette rencontre.
Support des TSHM dans le projet intergénérationnel
Les TSHM ont un rôle de facilitateurs dans le projet. À travers celui-ci, ils ont joué le rôle de « tiers liant » entre l’individuel et le collectif. C’est-à-dire entre les personnes âgées, les professionnels de l’EMS, les jeunes, le voisinage et les commerçants.
Ces professionnels ont été des personnes ressources sur qui Abdoul peut compter. Ils ont contribué au développement du pouvoir d’agir de ce jeune en mettant en valeur ses propres ressources. Ainsi, il a su les mobiliser et les développer. Abdoul a à son tour mobilisé des jeunes de son quartier dans ce projet. Il leur a montré l’exemple d’un savoir-faire et d’un savoir-être professionnel.
Toutefois, nous pouvons noter une différence entre son intervention auprès des jeunes et celle des TSHM. En effet, ces professionnels vont à la rencontre de tous les jeunes d’un quartier, ils n’ont pas de conditions d’accueil. Leur rôle est de soutenir et d’accompagner la jeunesse. En revanche, les objectifs d’Abdoul sont totalement différents. À travers le projet intergénérationnel, il y voit un moyen de développer sa propre entreprise. Pour cela, il a choisi des jeunes qui répondent à ces critères. Ils font preuve d’un professionnalisme et d’une certaine rigueur. Le projet a permis à ces jeunes de se remobiliser en reprenant une formation.
Conclusion
Abdoul est un jeune avec un esprit d’entrepreneur. Il détient des compétences qui se lient aux notions d’excellence et de performance. De plus, il est très ambitieux. Voici les compétences développées :
– Professionnalisme (posture et langage professionnel)
– Ambition (président de l’association Izi-Fitness, projet intergénérationnel, recherche de fond pour projet de salle intergénérationnelle)
– Bienveillance envers ses jeunes (liée à la notion d’excellence)
Abdoul était un jeune vulnérable, car il avait le capital social mais pas le capital scolaire. Toutefois, il s’est construit grâce au sport, au support des TSHM et ses ressources personnelles. Son parcours lui a permis de développer des compétences entrepreneuriales telles que la détermination et le perfectionnisme. Toutefois, malgré que ces compétences soient plutôt reliées à la notion individuelle, Abdoul fait également preuve de bienveillance envers ses jeunes en partageant ses connaissances avec eux.
Quant aux TSHM, leur rôle se dessine à travers un suivi continu, où leur présence est régulière sur le terrain. Ils sont des facilitateurs au sein d’une commune où différentes populations habitent et doivent faire en sorte de pouvoir vivre tous ensemble.
Bibliographie
- Plateforme romande du travail social hors murs. (2017). « Référentiel » du travail social hors murs, dire les pratiques pour mettre en lumière collectivement un savoir-faire professionnel. Genève : Slatkine.
- Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. France : Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P)
- Paugam, S. (2014). Intégration et inégalités : deux regards sociologiques à conjuguer .France : puf
- Gibout, C. & Lebreton, F. (2014).Cultures juvéniles et loisirs sportifs de rue : une approche par l’espace public. France : Presse des sciences PO, 68, 71-84
Réalisation
Lauren Bise (HETS-GE), Alexia Dias (HETS-GE), Lauriane Mermoud (HETS-GE) & Lucie Sonderegger (HETS-GE)